CONSTRUCTION – Réception tacite : des aléas liés à l'appréciation souveraine des juges du fond
Cass.civ.3, 2 mars 2022, 21-10.048
La décision rendue le 2 mars dernier par la 3ème chambre civile, rappelle une fois de plus que lorsqu’elle est fondée sur la thèse d’une réception tacite, l’action du maître d’ouvrage est soumise à un certain aléa.
Certes, pour le maître d’ouvrage, la responsabilité décennale obéit à des conditions probatoires qui lui sont plus favorables que celles de la responsabilité civile de droit commun, dans la mesure où ce dernier n’est pas tenu d’apporter la preuve d’une faute du locateur d’ouvrage.
Il n’en demeure pas moins que pour bénéficier du régime de la responsabilité de plein droit, le maître d’ouvrage doit démontrer l’existence d’une réception.
- Bref rappel des conditions de la réception expresse et de la réception tacite
Conformément aux dispositions de l’article 1792-6 du code civil, la réception est par principe expresse. Elle est matérialisée par le procès-verbal qui est un acte sous-seing privé dressé contradictoirement entre le maître d’ouvrage et les locateurs d’ouvrage. Néanmoins, à défaut d’existence d’un acte écrit, il est possible au maître d’ouvrage de demander la réception judiciaire.
Par ailleurs, la jurisprudence admet depuis longtemps la réception tacite laquelle peut être prouvée par un faisceau d’indices. Ces indices sont soumis à la souveraine appréciation des juges du fond.
Deux (2) critères cumulatifs permettant d’apprécier la volonté des parties, se dégagent de la jurisprudence :
- la prise de possession de l’ouvrage et
- le paiement de l’intégralité des travaux.
- Sur l'appréciation de la réception tacite par les juges du fond
Ainsi, de jurisprudence constante (cass.civ. 3ème, 18 avril 2019, n° 18-13.734 ; cass.civ. 3ème, 30 janvier 2019, n° 18-10.197 et n° 18-10.699 ; cass.civ. 3ème, 18 mai 2017, n° 16-11.260 ; cass.civ. 3ème, 24 novembre 2016, n° 15-25.415), la Cour de cassation retient que la prise de possession de l'ouvrage et le paiement des travaux font présumer la volonté non équivoque du maître de l'ouvrage de le recevoir avec ou sans réserves.
Cependant, l’attitude du maître d’ouvrage est susceptible de donner lieu à un renversement de cette présomption. C’est le cas lorsqu’il conteste les travaux (cass.civ. 3ème, 4 avril 2019, n° 18-10.412 ; cass.civ. 3ème, 24 mars 2016, n° 15-14.830 ; cass.civ. 3ème, 12 sept. 2012, n° 09-71.189).
En ce sens, on peut citer une autre décision dans laquelle les juges du fond avaient constaté que les maîtres d'ouvrage avaient pris possession de la première partie des travaux réalisés mais avaient contesté de manière constante la qualité des travaux exécutés, puis demandé une expertise judiciaire permettant d’établir les manquements de l'entrepreneur (cass.civ. 3ème, 1er avril 2021, n° 20-14.975).
La décision rendue par la Haute juridiction le 2 mars 2022, montre l’insécurité juridique à laquelle est soumise l’action du maître d’ouvrage qui souhaite fonder sa demande sur la thèse de la réception tacite. Dans ce cas d'espèce, la contestation des travaux par les maîtres d'ouvrage ne semblait pas aussi clairement exprimée que dans le cas précédent.
Dans cette affaire, la cour d’appel avait relevé que l’entreprise avait été convoquée à une réunion de réception en présence d'un technicien qui avait été mandaté par les maîtres d'ouvrage. A l'issue de celle-ci, aucune réception n'avait été prononcée. La cour souligne qu’à cette étape, le technicien avait préconisé d'arrêter un calendrier de travaux nécessaires en conseillant à ses clients de ne les régler qu'une fois exécutés.
Les juges du fond avaient considéré que loin d'accepter les travaux, les maîtres d'ouvrage avaient fait intervenir un technicien et un huissier de justice pour les contester, compte tenu de l'ampleur des malfaçons et de l'inachèvement de l'immeuble.
La Cour de cassation rejette le pourvoi des maîtres d’ouvrage en considérant que les juges du fond avaient souverainement retenu qu’en l'absence de prise de possession de l'ouvrage, les maîtres d’ouvrage n'étaient pas présumés l'avoir tacitement reçu et qu’ils n'avaient pas eu la volonté non équivoque d'accepter les travaux de l’entreprise. La cour d’appel n’était pas tenue de procéder à une recherche, que « ses constatations rendaient inopérante », relative au paiement des travaux.
Par voie de conséquence, la cour d’appel en a exactement déduit que la société QBE, assureur décennal du locateur d’ouvrage mis en liquidation judiciaire, ne devait pas sa garantie.
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Pas de réception... certes, mais quel délai d'action ? : https://www.mury-avocats.fr/blog/articles/construction-sur-le-delai-d-action-du-maitre-d-ouvrage-en-cas-d-absence-de-reception-tacite
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